Edito de Fabienne Bidou, directrice de Zone Franche, paru dans la 99e newsletter du réseau des musiques du monde.
Il ne s’agit pas de nier la place importante que les industries culturelles ont prise, tant en terme de poids économique que de nouvelles médiations sociales. Mais une vision (et un récit) du monde, produits exclusivement par des activités à but le plus lucratif possible déploie son ombre expansive sur la complexité des phénomènes culturels et tente d’imposer sa loi aux politiques publiques, nationales et internationales, en interdisant toute capacité d’intervention gouvernée par des principes éthiques et politiques.
Cette vision prétend orienter l’organisation des échanges culturels en les réduisant à des échanges de produits (ou services) culturels et, de plus en plus, au seul accès à ces produits culturels. La libre concurrence entre les marchands produirait, par la magie du marché libéré de toute intervention extérieure, une vertueuse stimulation, garante indiscutable de la diversité de l’offre culturelle. Ici nous sommes invités à ne pas finasser en questionnant l’écart entre diversité de l’offre et diversité tout court…
L’activité culturelle la plus exposée dans les négociations USA/UE est celle de l’audiovisuel. Les micro-acteurs que nous sommes pourraient se sentir modérément solidaires d’un secteur qui les boudent volontiers, mais lâcher sur la capacité d’intervention publique dans ce domaine, augurerait de défaites futures qui pourraient impacter tout le champ culturel (1).
Dans ce même temps, l’Union peine à définir son programme culturel 2014-2020, dit “Europe créative”. Celui-ci fusionne les précédents programmes “Culture” et “Media”. Le monde bouge et il ne s’agit pas de s’enfermer dans une nostalgie réactionnaire, bercés par le refrain du “c’était mieux avant”. On peut toutefois craindre que cette hybridation des deux programmes produise un déséquilibre génétique défavorable à la partie “culture”.
La Commission européenne, la part la moins démocratique de l’Union, se gargarise à longueur de directives, de “libéralisation”, renvoyant les sceptiques à leur archaïsme ontologique. Ce projet libéral érige pourtant en lois quasi-naturelles, la norme, la contrainte et l’interdit, et nous fait prendre pour leur éradication ce qui n’est que leur déplacement. Finalement, le discours libéral retourne à son avantage le “il est interdit d’interdire” né de 68. Or, la régulation par le marché, exclusivement, est un leurre, un mensonge qui doit être dénoncé avec force.
Nous ne prétendons pas, bien au contraire, que la régulation n’est pas légitime, mais elle doit se construire dans la transparence, au nom de l’action politique, en concertation avec les acteurs les plus divers. C’est donc bien au Parlement européen que ces sujets doivent être débattus, de façon publique, c’est une exigence démocratique de base. On ne peut que constater chaque jour à quel point, en tant que citoyenne et citoyen, l’Europe est loin de nous, abstraite. Pourtant, directives après directives, mandat de négociation après mandat de négociation, notre quotidien est façonné, hors de notre compréhension politique, et donc de notre capacité d’intervention.
Ce libre-échangisme, qui bannit l’intervention opérée au nom et par la voix des peuples, nous apparaît sous les traits d’un totalitarisme en creux, qui impose une conception unique de la régulation plus qu’elle ne récuse la régulation elle-même, qui ne libéralise rien mais pose ses propres interdits. D’ailleurs, si ce marché auto-régulé, touché par la grâce de la sain(t)e concurrence, était le colosse qu’on nous vend, pourquoi l’UE est-elle aussi rétive à ouvrir des négociations avec la Chine ???
On notera que la référence à la Convention UNESCO de 2005, ratifiée par l’Europe, a été introduite dans le débat sur le mandat de négociation, par le Parlement européen, c’est-à-dire la voix démocratique de l’Europe, un signe loin d’être anodin. Ce n’est pas la première fois que la Convention UNESCO s’invite heureusement dans les négociations commerciales, et l’on aurait tort d’en négliger sa portée. Rappelons-nous que les USA ne l’ont pas ratifiée… C’est bien en son nom que le principe de “l’exception culturelle” a pu, à ce stade, être préservé. Mais la partie n’est pas gagnée. Le mandat de négociation doit être adopté en mai par le Parlement, puis en juin par le Conseil européen. A suivre donc.
Fabienne Bidou, Directrice de Zone Franche
(1) C’est pourquoi nous avons jugé important d’alerter les acteurs des musiques du monde en les incitant à se joindre à la pétition des cinéastes européens